Lettre à Maman, résidente d’un home.

“Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite … ou pas”

Maman, j’ai peur !

Le monsieur que tu trouves très sympathique et qui te remets son Gsm pour parler à ton fils est le directeur de ton home. Son employée trouve que ce n’est pas normal que tu n’aies pas ton “propre” Gsm, ce serait quand même plus pratique.
C’est vrai qu’avec tes plus de 90 printemps, tu aurais pu te mettre à jour … et ouvrir un compte Facebook ?
Te voici donc dans ta nouvelle chambre de soins palliatifs, ah ! non, c’est la nouvelle chambre de ton home où l’amitié est le but premier.
Le gentil monsieur n’a pas eu le temps de nous prévenir de ton déménagement : il a tant à faire avec ce fichu virus qui nous éloigne de toi depuis des mois. En plus, il raccuse ! En effet, ça n’a pas été fait mais … la secrétaire du home a d’autres priorités ?
Une première vague, une deuxième vague … et pourtant tu n’es pas en vacances, loin de là.
Entre nous (ta – très – belle-fille et moi) et tes 2 petits-fils, nous devrons tirer au sort qui peut te voir, c’est la situation qui veut ça. Heureusement, on peut compter sur le téléphone pour communiquer. Enfin, pas dans ta nouvelle chambre … puisque tout a été de travers. Il a fallu quatre longs jours pour toi et pour nous afin que cette relation soit rétablie.
Voilà pourquoi le monsieur te semblait si gentil avec « son » portable.
Il ne doit pas savoir que c’est difficile pour toi de parler dans un Gsm avec tes appareils auditifs : lui, il a encore de bonnes oreilles … quoi que j’en doute, maintenant.

Maman, j’ai mal !

Tu me dis que dans ta nouvelle cellule, toutes tes affaires sont dans une armoire et que rien n’a été remis sur les murs … tu te demandes si tu vas pouvoir mettre des clous … pour accrocher les souvenirs que toi seule avec nous, tu peux apprécier.
Tu me dis que tu ne peux pas fermer ta porte à clé et que ton sac noir a disparu pendant la nuit. Maman, je pense que ton esprit s’affole.
Je pense que le gentil monsieur qui a préparé au mieux ton déménagement l’a sans doute égaré : il a dû déménager 47 chambres en même temps, le même jour, ce n’est pas facile pour lui, tu sais ?
Il paraît que tu as une douche maintenant dans ta chambre ? C’est bien mieux que dans l’ancienne puisque tu devais te laver à l’étage quand le personnel en avait le temps.
Mais, cette belle douche, tu me dis que tu ne vas pas t’en servir de suite … parce que des ouvriers vont et viennent et que tu ne sais pas fermer ta porte à clé. Oui, je comprends, ce n’est pas parce que on a plus de 90 ans qu’on ne peut pas garder sa pudeur !

Maman, tu dois savoir !

Ce déménagement, moi, ta belle-fille et tes deux petits-fils savaient qu’il allait intervenir un jour ou l’autre. Mais nous avons été naïf de croire que le gentil monsieur allait nous prévenir, nous dire qu’à cause du Corona, un seul de nous pourra t’accompagner dans ce grand changement.
L’heureux élu de la famille aurait pu remettre tes photos souvenirs sur le mur ….
Mais nous avons été avertis de ton déménagement … après celui-ci.
Pourtant, le gentil monsieur, il en a vu d’autres de homes … ce n’est pas le dernier dindon de la farce ! Il est consultant ! et a déjà dû redresser des situations dans des résidences-séniors avec des cas graves de maltraitances ou du personnel récalcitrant.
Il m’a même dit : « Ici », ça se gère les doigts dans le nez ! »
Tu as de la chance maman, le gentil monsieur c’est le mieux qu’a pu trouver le Président du cpas qui lui, n’a que sa compassion à m’offrir : « mettez des mots sur vos souffrances, recueillons-nous et prions ensemble pour que ça aille mieux ».
« Et que ça aille », comme disait papy !
Le personnel doit être heureux d’être sous ses ordres. Tout va bien maman, le gentil monsieur (di)gère.

Maman, il va te dire que tu as de la chance.

Pourquoi tant de précipitation dans ce déménagement ? Le gentil monsieur dit que les travaux de la nouvelle aile du home ont un retard sur « le » planning de 4 mois. Il est poussé « aux fesses » par le politique, les entreprises, les sous-traitants et donc … dès que les pompiers ont donné leur accord, il a foncé … tête baissée.
Sa priorité économique passe avant l’humain.
Nicolas, pas le Saint, mais le président du cpas m’a dit que les résidents se situant dans l’aile droite devaient déménager en priorité. L’entreprise doit faire la jonction entre l’aile droite et le nouveau bâtiment.
Bon, maman, je comprends bien qu’il faille un jour ou l’autre faire ce déménagement. Mais là, où je ne comprends pas, c’est que tu étais dans l’aile gauche ? Où était l’urgence pour toi ?
En plus, 4 mois de retard ou 5 mois pour trouver une chambre digne du nom, qu’est-ce pour toi qui a plus de 90 hivers ?

Maman, ce n’est pas le gentil monsieur qui a mis le Covid dans le home !

Le gentil monsieur est fier de son zéro covid en première vague. C’est devenu sa priorité, va-t-il avoir une médaille ? Mais zut, cette fois-ci pour la deuxième vague, il a eu des cas, et 2 morts. Il deviendrait urgent de déménager dans des chambres isolées du covid. Mais ton petit-fils regarde le soir même de ton déménagement un reportage de la tv locale qui montre qu’elle est entrée dans vos nouvelles chambres. On y voit des bénévoles plus ou moins masqués et l’interview de deux personnes (importantes ?) masquées qui promotionnent la maison où tu résides. Une nouvelle aile déjà donc … contaminée ?
Je ne comprends pas, maman, pourquoi le gentil monsieur a bien fait son travail lors de la première vague alors qu’il n’avait aucune expérience de ce type d’épidémie et que pour la seconde, il rate le coche ?
Je t’entends me sourire en me disant : « Eh bien, lors de la seconde vague, il a cru qu’il savait mieux que tout le monde !». Comme dans la grande télé, les spécialistes ont raison.

Maman, hier j’ai pleuré.

Ton dernier petit-fils m’apprend que nous pourrions te voir dans un box … seulement dans plus de 30 jours.
Tu sais que je suis le dernier à te rendre visite physiquement. Je préfère la communication téléphonique. Chaque fois que je rentre dans cette institution, j’ai l’impression d’être reçu comme un chien qui n’a rien à faire là. J’ai l’impression que je dérange.
Je salue les pensionnaires, qui eux, ont de l’éducation. Puis, te voir dans une chambre de 6 mètres carrés sans douche … « Comme à la guerre, dis-tu, en souriant ». C’est vrai que tu as connu l’évacuation.
J’y ai croisé des gens que j’appréciais et qui devenaient l’ombre d’eux-mêmes.
Et je rigole avec ceux dont l’humour et la dérision ont pu prendre le dessus.

Maman, au home, tu es entourée de personnes bien.

Lors de mes trop rares visites, passé l’accueil, j’ai rencontré des employés, femmes et hommes de qualité. Des personnes dont la passion est devenue métier : les meilleures. Ceux qui prennent le temps de t’écouter en te regardant dans les yeux.
Mais, comme dans toute entreprise, même à l’objet social, il y a des brebis galeuses. Ton catéchisme t’avait prévenu, maman, et … tu leur pardonnes déjà !
J’aime ces personnes qui prennent conscience que tes années de vie avaient réduit ta motricité, ta lucidité ou encore ta compréhension.
J’aime ces personnes qui se lèvent sans pieds de plomb pour remplir une mission : rendre les résidents de ton home heureux.
J’aime celle ou celui qui ne suit pas aveuglément un haut gradé parce que ça détruirait le sens de son métier.
Et tu sais, Maman, ces magnifiques personnes, dans ton cœur, je sais que tu les reconnais.
Elles méritent tout notre respect parce qu’elles travaillent souvent dans des conditions difficiles, et quand je dis difficiles, ce n’est pas à cause d’un ou l’autre pensionnaire un peu désorienté, c’est parce qu’elles ne sont pas considérées.
Tu sais, le gentil monsieur avec son Gsm, une fois qu’il aura été remplacé, il ne retiendra pas ton malaise ni ton prénom … il retiendra qu’il aura reçu une médaille … puis ira faire le ménage dans un autre home.

Maman, mon dessin est un succès !

dessin demain je serai au home

Tu sais bien qu’avec ma main gauche, je peux mieux m’exprimer qu’avec des paroles. Et bien j’ai fait un dessin où je représente ton home comme une prison. J’ai mis du temps. Pas pour le faire, l’idée m’est venue rapidement dès lors que tu étais enfermé comme un prisonnier dans ta nouvelle cellule. Par contre, j’ai mis quatre longs jours pour savoir si je devais le publier.
Ce « dessin d’actualité » allait-il te rendre la vie encore plus difficile ? Allais-tu être victime de revanches si faciles à exécuter sur une personne sans défense et dépendante ?
J’ai repensé à la fugue que tu as faite avant le covid et où on a dû te récupérer aux urgences. J’ai repensé aux 2 (?) autres fugues que tu as faites mais dont nous n’avons appris l’existence qu’à la suite de la troisième. Tout comme apprendre que tu n’avais pas pris de douche depuis 2 mois !
Tu te fais toute petite pour ne pas déranger et tu vas finir par disparaître.
Donc, ce dessin, je l’ai publié.

Maman, excuse-moi.

J’ai appris que le gentil monsieur n’apprécie pas mon dessin. Que je confonds la notion d’emprisonnement et celle de protection contre un virus ? Il a même dit que mon dessin avait démoralisé le personnel ?
Son personnel ne relativiserait pas un dessin de presse, par contre, le gentil monsieur, il a fait des études, ce n’est pas un dessin qui lui enlèvera sa médaille !
Moi, maman, j’imagine le personnel du home plus intelligent que lui.
Je sais aussi que certains employés sont plus efficaces que d’autres. Que ceux qui ne veulent pas bien faire trouveront toujours toutes les meilleures excuses du monde.
Dans un métier où la relation humaine est le centre, ce n’est pas le nombre d’études du patron qui compte. Toi, tu as fait tes primaires, tu vaux humainement beaucoup plus que ceux qui ont terminé « Ingénieur à Solvay » … sauf ton petit-fils, naturellement.
Le gentil monsieur remet le problème qu’il n’a pas su gérer sur le dos des autres (employés, résidents, parents payeurs, fournisseurs, …), c’est une technique de perdant.

Maman, tu n’es pas la seule !

Depuis la publication de mon petit dessin, tu sais, celui de la boule du prisonnier, je reçois plein de messages privés. Oui, des messages privés parce que ces personnes ont peur du chantage : « ne vous plaignez pas sinon vous pouvez reprendre votre parent » !
La loi de l’offre et de la demande : le gentil monsieur n’a pas omis d’assister à ce cours-là mais en a séché d’autres.
Mon ami Paul avait déjà subi ce chantage (avant le covid), j’apprends que d’autres personnes envisagent tout de même de retirer leur parent du home : « Le directeur ne répond pas à nos messages, pas de respect » !
Ces messages privés me font du bien parce qu’ils me montrent que je ne suis pas le vilain petit canard que le gentil monsieur veut faire croire. Que nous ne sommes pas les seuls à montrer du doigt les disfonctionnements.
Le premier élu de la ville me dit qu’il ne faut pas s’attendre à un service « Hilton » dans ton home ? Mais tu n’as jamais exigé ce niveau de qualité ? Tu n’as jamais été dans cet hôtel.
Je demande le maximum de respect de l’être humain, pour toi maman mais naturellement pour tous ceux qui sont tes derniers compagnons de voyage.
Le politique semble oublier que c’est avec les impôts de tous que ces services existent.

Maman, je t’aime.

J’ose espérer que ceux qui te font du mal ne subiront pas dans quelques années les mêmes injustices que l’on doit te cacher.
Qu’as-tu fait maman, pour avoir mis mon cœur à l’envers ? Pourquoi dois-je crier plus fort que tout, vers des gens qui n’en n’ont pas ? Heureusement, je sens un peu d’ouverture, il existe des cœurs qui montrent de la compassion, de l’amour et de l’espoir.

Bruno DUPONT